Intelligence artificielle, lieux communs et humanité

Nous sommes (re)tombés la dernière fois sur un article du Journal du Dimanche, et plus particulièrement sur l’interview de Laurent Alexandre.

Si cette dernière peut être intéressante pour le profane, elle n’apprendra néanmoins pas grand chose à ceux qui côtoient Cthulhu Google au quotidien. De quoi y cause-t-on ? De Google, d’intelligence artificielle, de transhumanisme et de machines qui vont prendre le pouvoir. Et c’est sur ce dernier point que l’on aimerait réagir aujourd’hui, car on en a un peu ras le béret de lire le même genre de lieux communs. Ce sera donc un billet aussi court que virulent (enfin, presque).

 

Vous mettrez bien un terminator dans votre café ?

A l’instar de notre ami Zola, j’accuse Laurent Alexandre d’avoir voulu faire du sensationnalisme dans sa petite interview. Bon, d’accord, le sensationnalisme en question se résume à une phrase à la toute fin de l’article, je cite :

« Quand « BigDog » aura un fusil d’assaut M16 dans les mains, il vaudra mieux ne pas se promener en forêt ! »

Grands dieux monsieur Alexandre ; pourquoi se laisser aller, alors que vous semblez si brillant, à cultiver des topos et autres archétypes issus de la littérature de SF ? Pour faire un trait d’humour (on l’espère) ? Pour s’adapter à l’imaginaire du lecteur ? Parce que vous pensez vraiment qu’un robot intelligent tirerait à vu, comme un vulgaire pigeon, ses maîtres humains biologiquement surannés ?

Halte aux clichés usés jusqu’à la moelle ! Nombreux sont les auteurs qui ont glosé sur le sujet (le célèbre Asimov et ses lois de la robotique, Herbert, Shelley ou K. Dick) et l’image du robot bienveillant / destructeur est maintenant bien ancrée dans les esprits. Mais ce qui appartient à la fiction doit rester dans le giron de la fiction ; qu’un scientifique réputé se laisse aller à l’utilisation d’un tel exemple se rend à mes yeux coupable de prendre ses lecteurs pour du jambon. Alors bien sûr, on peut être persuadé qu’un jour les machines saccageront notre belle planète ; mais dans une interview qui se veut sérieuse, qui discute biotechnologies et s’interroge sur la toute-puissance de Google, terminer sur un exemple aussi plat ruine presque tout le crédit de l’article. Parce que oui messieurs dames, on peut faire de la science vulgarisée sans avoir recours à des images stéréotypées. La thématique de l’intelligence artificielle est tellement riche ; pourquoi la réduire à son plus petit dénominateur commun ? Pardonnez-nous, mais c’est trop facile.

A ce stade de la lecture, vous pensez sans doute que l’on s’excite pour rien. Et vous avez raison : tout cela n’était qu’un prétexte fallacieux pour attaquer le point suivant. Quoique, quand même cher monsieur, vous avez déconné…

 

L’intelligence artificielle ne sera pas humaine

Comme on le disait en début d’article, c’est l’image des machines bienveillantes / destructrices que l’on souhaitait aujourd’hui démolir. On ne veut pas ici discuter faisabilité ou contraintes techniques pour créer une IA, mais parler du concept même d’intelligence (qui est en lui-même assez délicat à définir).

L’on peut bien s’évertuer à créer une intelligence artificielle, mais cette intelligence sera-t-elle à l’image de ses créateurs humains ? Voilà la véritable question – et une question à laquelle il n’est pas évidente de répondre, puisque les algorithmes sont conçus et nourris à partir de données « humaines ».

Toutefois, force est de constater que les problématiques liées à l’IA sont entachées d’anthropomorphisme dégoûtant. Pourquoi l’intelligence artificielle serait-elle toujours nécessairement humaine passé un certain temps ? Voire humaine tout court dès le début, d’ailleurs ? Parce qu’elle a été pensée et conçue pour qu’elle nous soit semblable ? Les choses sont sans doute bien plus compliquées que ça, car quand on joue à Dieu, il ne faut pas s’étonner ensuite de voir sa création s’émanciper et se faire athée.

L’intelligence n’est pas l’apanage des hommes. Animaux, poissons et autres insectes disposent eux-aussi d’une intelligence qui leur est propre. En réalité, l’Intelligence – avec un grand « I » – est aussi disparate que les créatures qui peuplent notre bonne vieille planète, voire l’Univers, si l’on veut faire un peu de SF.

Dès lors, une véritable intelligence artificielle « pourrait » s’affranchir de ses limites ou de sa vision initiale, et les considérations éthiques et morales qui nous sont intrinsèques lui seraient aussi étrangères que la couleur rouge pour un aveugle de naissance. Dans ce cas, oui, on peut éventuellement s’inquiéter d’une IA lâchée dans la nature. Mais peut-être aura-t-elle ses propres « valeurs » – bien qu’encore une fois, ce terme fasse preuve d’un abominable anthropomorphisme. Quoi qu’il en soit, confiner l’intelligence artificielle naissante à un strict isolement apparaît plus que nécessaire, ne serait-ce que pour étudier dans un premier temps ses intentions… Ne pas le faire reviendrait à confier des codes de tir nucléaires au premier quidam venu.

 

Deus ex machina

Avec tout ce que l’on vient de papoter, vous comprendrez donc que nous ne pouvons qu’être en désaccord avec la première définition donnée par notre ami Wiki, à savoir :

L’intelligence artificielle est la « recherche de moyens susceptibles de doter les systèmes informatiques de capacités intellectuelles comparables à celles des êtres humains ».

Là où on est plutôt d’accord avec Wiki, c’est quand il parle de Rationalité pour désigner une IA, bien que le terme en lui-même souffre d’une lourde polysémie. Car au fond, une IA serait-elle forcément « artificielle » ? Ce n’est pas parce qu’elle a été bricolée avec quelques bouts de fil et des circuits imprimés qu’il s’agit d’une « intelligence » au rabais (chose que le terme « artificiel » n’implique pas forcément, mais que l’on pressent sous-jacent ; dites-nous si on se plante). Que l’on soit fait de chair ou d’algorithmes, nous sommes tous fait de poussière d’étoile (instant poésie).

L’intelligence artificielle ne sera donc pas humaine, et si elle en a au départ les caractéristiques, elle s’en émancipera vite ; on touche ici au concept de singularité technologique. N’ayons pas la prétention de pouvoir comprendre Dieu ; de même, n’ayons pas la prétention de pouvoir comprendre une Rationalité aussi dissemblable que nous autres humains, ainsi que le sont le végétal et le minéral, surtout quand cette Rationalité en question peut atteindre un point de croissance exponentiel. Un Dieu sera né de la machine.

Et Google est effectivement bien placé pour en accoucher.

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